Chronique d'un monde qui tombe

ENTRETIEN

Chronique d'un monde qui tombe

Entretien avec Maguy Marin autour d'UMWELT

Créée en 2004, Umwelt tient une place très importante dans votre œuvre – comme une remise en jeu de votre manière de travailler. D'où est venu le désir de la remonter ?

La première raison, c'est que beaucoup de gens ont demandé à revoir cette pièce. Elle a beaucoup tourné entre 2005 et 2008, puis on ne l'a plus vue. Du coup, c'est une manière de la retrouver, de voir où on en est, ce qu'elle continue à raconter aujourd'hui. Et puis c'est aussi une façon de la revoir avec de nouveaux interprètes. Pour nous aussi – pour moi, pour la compagnie – Umwelt a effectivement marqué un moment important. Cette pièce a été une étape, le passage vers un autre moment de mon travail – qui a duré longtemps, qui dure encore en un sens.

Cette pièce produit une ambiance très particulière, une logique proche du rêve – ou du cauchemar... Comment vous est venue l'idée de cette pièce – de ce défilement ininterrompu de corps ? Est-ce une vision qui a surgi, ou un processus progressif de découverte ?

Deux lectures ont été déterminantes lors de l'élaboration de Umwelt : celle de Spinoza tout d'abord, et cette idée présente dans l’Éthique de « ce que peut être un corps » : la façon dont il est affecté par le monde et dont lui-même affecte celui-ci. Beckett ensuite, qui est une référence constante dans mon travail, et dont le principe directeur serait « l'épuisement des possibles ». L'idée de cette pièce émerge en quelque sorte au croisement entre ces deux idées. Cette vision fragmentaire, cette manière de prendre les choses dans leur surgissement s'est encore affirmée avec Salves par la suite. Mais cette idée de l'image qui apparaît vient aussi du fait que les interprètes rentrent en faisant déjà quelque chose, et sortent en continuant à le faire... Rien d'autre ne se passe que ce qu'ils sont en train de faire... Je me suis également appuyée sur le livre de Gilles Deleuze Spinoza, Philosophie pratique, dans lequel il y a un passage qui s'appelle Nous au milieu ; il y parle d'un éthologue, Jacob von Uexküll, et il évoque une sorte d'éthologie spinoziste : c'est à dire qu'il prolonge l'idée de « ce que peut être un corps » en l'appliquant à la multiplicité des affects animaux – à la multiplicité du vivant. Cette matière philosophique a nourri la création, a ouvert le potentiel de ce qu'il était possible de faire.

Cette ligne de corps forme comme une lisière : des situations quotidiennes, proches de nous – mais placées au loin, à l'horizon...

Oui. D'ailleurs cette idée de mettre le dispositif en fond de plateau, comme un horizon – est arrivée à la fin. C'était une manière de jouer sur la perception, afin que l'on perçoive les visages, mais de manière diffuse ; que les silhouettes se dessinent de manière globale – ni anonymes, ni trop singularisées – comme l'exposition d'une humanité...

 

« Je voulais trouver un moyen de représenter des moments quotidiens dans lesquels, habituellement, on n’est pas regardé, on n’est pas vu. »


Du coup, cela laisse un immense plateau vide – où s'accumulent les déchets, les restes de cette humanité... Ces « ruines sur ruines » qu'évoque Benjamin.

Oui, c'est vrai. Et en même temps cela fait partie des choses que je n'ai pas vraiment pensées, mais qui ont découlé des choix précédents, de tout ce qui s'était construit en amont : la question du montage, et le fait d'attraper des moments très quotidiens dans lesquels, habituellement, on n'est pas regardé, on n'est pas vu. Je voulais trouver un moyen de représenter des moments « hors-représentation » ; et de traiter ces moments non comme de véritables « séquences », possédant un développement, mais plutôt comme de courtes vignettes, sur des activités très simples, définies au préalable – comme s'habiller, manger...

La pièce donne l'impression d'avoir été construite à partir d'une énorme somme d'observations. Comment avez-vous rassemblé ces instantanés, cette galerie d'attitudes ? Est-ce que les interprètes ont participé au processus ?

Oui, au début nous avons amené deux cartons dans le studio, dans lesquels nous lancions des propositions de vignettes. La contrainte était celle-là : vous avez dix secondes pour entrer et sortir. Nous avons ajouté un tempo, à la seconde, un tempo de soixante – non, un tout petit peu moins en fait, cinquante-huit, sinon c'était trop rapide. Avec cette durée et ce tempo, chacun a proposé beaucoup de choses. Le travail s'est appuyé sur cette matière – mais c'est aussi pour cette raison que le montage a été particulièrement important : pour cadrer la multitude d'idées, choisir celles qui étaient les plus pertinentes, celles qui ne fonctionnaient pas, ou qui partaient dans d'autres directions.
 


Comment avez-vous réalisé la transmission aux nouveaux danseurs, l'apprentissage de ces différents niveaux de lecture ?

Nous avons travaillé principalement à partir de vidéos, mais aussi avec la mémoire des interprètes qui l'avaient déjà faite. À vrai dire, cela a été une pièce très difficile à remonter. Il y a beaucoup de choses que je ne vois pas de là où je suis, quand je regarde – des choses dont dépend la pièce. Il y a en particulier tout ce qui se passe à l'arrière du plateau, derrière le dispositif. C'est une mécanique incroyable ! Pour que cela fonctionne, il faut que tout soit exécuté à la perfection. Il y a notamment des étagères, sur lesquelles sont posés tous les objets et les costumes utilisés pendant le spectacle. Il arrive que les interprètes entrent et sortent en un instant, et ils ne sont pas si nombreux que ça à faire tout ce qu'ils font. Du coup, il faut que chaque objet soit posé à la bonne place. Il y a tout un système d'entraide, où les uns aident les autres à aller plus vite – système qui s'était mis en place plus en moins intuitivement lors de la création. Il s'agit là d'un paramètre assez difficile à « remonter » et à contrôler de la position où je me trouve. Du coup, cet élément « en coulisse », je l'ai également filmé, c'est d'ailleurs un matériau très intéressant. Je l'ai filmé pour qu'on s'en souvienne, mais aussi parce que c'était magnifique ! La manière dont les corps opèrent, derrière, pour que tout se passe comme prévu... Forcément, lorsque je suis en face, je ne sais pas pourquoi quelqu'un n'est pas entré à tel moment ! Il a peut-être suffi que tel objet ne soit pas rangé à sa place, ou qu'il soit tombé par terre et que l'interprète n'ait pas eu le temps de le ramasser...  Il a été très difficile de se rappeler de tous ces petits gestes qui font que la pièce fonctionne...

Nous n'avons pas évoqué le dispositif musical, qui participe de cet “environnement”, qui apporte une ligne continue, tissant ensemble toutes ces vignettes. Comment a-t-il été conçu ?

C'est Denis Mariotte qui a pensé ce dispositif. Deux bobines font défiler un fil, qui passe ensuite dans les cordes de trois guitares. Les sons sont retravaillés en direct, par ordinateur et à l'aide de pédales. Donc d'une certaine façon la musique est composée – mais à partir de l'aléatoire qu'implique ce dispositif. Et par ailleurs, la longueur du fil fait la même longueur que la durée de la pièce. Du coup le fil finit de défiler dans les bobines lorsque la pièce se termine – en faisant trois accords sur les trois guitares. 
 

« Dans le mot « Umwelt », on ressent l'enveloppement, les couches superposées, le mystère d'un monde qui se déplie et se replie à l'infini... »


Pour finir, ce terme de « Umwelt » renvoie à l'idée de milieu, d'environnement. S'agit-il pour vous d'une allégorie de notre propre Umwelt – de la folle ronde de l'activité et de la production humaine ?

Oui, on peut le voir ainsi. Après, beaucoup de paramètres entrent en ligne de compte. L'idée principale, c'est celle du monde qui nous entoure : l'entours. Ça a d'ailleurs été une idée de titre possible, « entours ». Mais l'aspect graphique du mot « Umwelt » me plaisait beaucoup – ce M et ce W côte à côte... Et puis je trouve que le mot « Umwelt » est beaucoup plus fort, plus puissant que « entours ». On y ressent l'enveloppement, les couches superposées, le mystère d'un monde qui se déplie et se replie à l'infini...

Propos recueillis par Gilles Amalvi pour le Festival d’Automne à Paris, en 2015.

Photos du spectacle © Hervé Deroo.