Des artistes seuls, face à eux-mêmes

Entretien

Des artistes seuls, face à eux-mêmes

Entretien avec Jean-François Sivadier autour de Sentinelles

Vos mises en scène alternent œuvres classiques et œuvres originales très personnelles. Pourquoi cette volonté de prendre directement la parole sur le plateau ?

Par désir tout simplement. À force de porter la parole des auteurs, on peut avoir l’envie, un jour, de se coller à la question de l’écriture. Mais en ce qui me concerne, cette question est toujours partie du plateau. À chaque fois que je l’ai abordée, je me rassurais par l’idée que je n’écrivais pas un texte littéraire, qui existait pour lui-même, mais un matériau que je destinais immédiatement aux acteurs avec qui j’allais travailler. Que ce soit pour Italienne scène et orchestre ou pour Noli me tangere, c’était, avant tout, pour me confronter au plaisir et à la difficulté d’inventer un nouvel objet, pour des acteurs et avec les acteurs, le texte se laissant influencer par le travail du plateau, par 
la voix et le corps des interprètes. Ce sera le cas ici. Et comme mes derniers spectacles portaient sur des grands textes, pour des grands plateaux, avec des distributions importantes, j’avais envie de faire l’expérience d’une forme plus intimiste, avec peu d’acteurs et un spectacle à inventer entièrement...

Comment est né ce projet ?

Il y a une vingtaine d’années, j’ai découvert le roman Le Naufragé de Thomas Bernhard où l’écrivain interroge les rapports entre trois amis, tous les trois pianistes virtuoses, promis à une brillante carrière de soliste : Wertheimer (celui que Bernhard appelle « le naufragé »), Glenn Gould et le narrateur lui-même. Bernhard scrute, avec beaucoup d’humour et de cruauté, l’inconscient des trois hommes, leurs parcours et leur histoire d’amitié, légèrement troublée par une cruelle équation : le narrateur et Wertheimer sont d’immenses virtuoses mais Glenn Gould est un génie. À la fin, le narrateur abandonne définitivement le piano, Wertheimer se suicide et Glenn Gould devient une star planétaire. Il y a trois ans, j’ai commencé à écrire l’histoire de deux frères, qui est devenue l’histoire de trois amis, puis de trois musiciens, jusqu’au moment où j’ai compris que je tournais toujours, sans le savoir, autour du Naufragé et que c’est cette histoire que j’avais envie de revisiter, même si Sentinelles n’a plus grand-chose à voir avec le roman. 

 « Un journal, donc une forme à priori plus romanesque que théâtrale, qui permet de se jouer du temps, des lieux, de la chronologie et de la vérité. »

Comment avez-vous travaillé à partir de ce canevas ?

Pour retrouver, d’une certaine manière, la parole du narrateur du roman de Bernhard, j’ai d’abord commencé par écrire le journal fictif d’un des trois protagonistes. Un journal intime dans lequel il raconte, jour après jour et de manière totalement subjective, ses rapports avec les deux autres et les évènements qui vont jalonner la vie des trois musiciens. Un journal, donc une forme à priori plus romanesque que théâtrale, qui permet de se jouer du temps, des lieux, de la chronologie et de la vérité. Qui permet de passer de l’anecdote à des réflexions plus profondes et qui permet aussi de créer du manque, du vide, des non-dits. Tout cela a contribué à faire un portrait précis des trois personnages et un récit détaillé de leur histoire. 

Je ne travaille jamais sur la notion de personnage, encore moins sur leur vécu ou leur psychologie, mais ce matériau, comme un roman, a dessiné une sorte de paysage mental des trois pianistes, avant même qu’ils prennent la parole sur le plateau. Ce qui nous a donné l’impression de les connaître et l’envie de les imaginer dans n’importe quelle situation...

C'est ce texte, sorte de journal imaginaire, dont s'emparent les acteurs ?

On s’est emparé de beaucoup de choses... De ce journal imaginaire dont on a pris des extraits pour inventer des scènes, mais aussi d’une somme inépuisable de documents sur la musique, sur le piano, des témoignages de musiciens, des entretiens, les films de Bruno Monsaingeon sur Glenn Gould, sur Richter... On a fait de tout ça une mémoire commune dans laquelle on va puiser pour inventer le plateau. Le texte est à géométrie variable et sa forme s’invente en même temps que le spectacle. Il se nourrit des improvisations des acteurs, de leurs intuitions...

Le titre du spectacle, Sentinelles, peut interroger...

Il est mystérieux, mais curieusement il s’est imposé assez vite, je ne sais même plus comment. Il m’a paru tout de suite assez juste. Une sentinelle est un soldat qui fait le guet, pour la garde d’un camp, d’une place, d’un palais...Un soldat à l’affût, dans un temps suspendu, dans l’attente, la perspective d’un événement qui arrivera ou qui n’arrivera pas. Je n’ai pas vraiment envie d’expliquer le choix de ce titre. 
Je n’ai même pas le souvenir de l’avoir vraiment expliqué aux acteurs. J’ai plutôt envie que chacun puisse y projeter ce qu’il veut et rêver à la corrélation possible, entre la position d’un artiste et celle de quelqu’un qui se tient, à la fois, immobile et dans l’action, entre deux lieux, celui qu’il surveille et celui dont il garde l’entrée...

« La solitude du concertiste ne peut jamais se reposer sur l’échange avec l’autre. Des artistes qui ne peuvent avancer que seuls, face à eux-mêmes.»

Vos artistes sont des pianistes. Auriez-vous pu imaginer trois auteurs de théâtre ou trois peintres ?

La musique est évidemment un prétexte. On avait surtout envie de rêver autour des questions que peuvent se poser un acteur, un metteur en scène, un danseur, un musicien... Ce qui est important, c’est la solitude qu’implique l’exercice du piano. La solitude du concertiste qui ne peut jamais se reposer sur l’échange avec l’autre. Donc, effectivement, on aurait pu imaginer trois auteurs, trois peintres, trois violoncellistes... En tous cas, des artistes qui ne peuvent avancer que seuls, face à eux-mêmes. Dans le roman, cette solitude s’accompagne de la fascination énorme qu’exerce Glenn Gould sur ses deux amis. Et l’un des enjeux de cette histoire, c’est la manière dont cette fascination va venir contrarier, ou affirmer davantage, l’amitié entre les trois hommes. Avec les acteurs, on a cherché à exagérer la puissance de cette complicité, et l’impossibilité pour chacun de se passer des deux autres, tout en accentuant leurs différences de point de vue quant à leur rapport au monde et la manière d’exercer leur art. On a donc imaginé trois formes de courants artistiques, comme trois couleurs, comme les trois « mouvements » qui peuvent se contredire ou s’accorder dans le cœur, dans la tête, dans la démarche de chaque artiste : le premier ne parle que de transcendance, de verticalité, de poésie, de la nécessité pour l’art de montrer la beauté qui serait, seule, capable de transformer le monde. Le deuxième prétend que l’art n’est rien s’il n’est pas politique, immédiatement tourné vers l’autre, que l’artiste doit s’engager dans un rapport direct, horizontal, frontal, avec le monde, pour « soulager les peines de l’existence humaine ». Pour le troisième, l’art est avant tout une aventure personnelle, a-politique, une quête intérieure, introspective. Il doit, purement et simplement, se couper du monde, car, comme dit Malraux : « les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux ». L’art pour l’art en quelque sorte. Sentinelles pourrait ressembler, au bout du compte, à une conversation sans fin, entre trois artistes, à la fois liés et irréconciliables, engagés chacun dans une de ces trois directions... Une conversation à la fois légère et venimeuse, de celles qui peuvent se tenir entre des acteurs qui préparent un spectacle et qui se disputent, avec respect mais intransigeance, sur leur rapport au théâtre. Une conversation qui durerait toute une vie, comme un prétexte à évoquer les courants violents et antagonistes qui peuvent s’affronter, s’accorder ou se confondre, dans le rapport secret que chaque artiste entretient avec le monde...

Propos reccueillis par Jean-François Perrier, en octobre 2020.