L’Aquarius et ses voix

Entretien

L’Aquarius et ses voix

Lucie Nicolas autour du Dernier Voyage (AQUARIUS)

Comment avez-vous décidé de travailler sur l’odyssée de l’Aquarius ?

Tout simplement parce que j’en ai entendu parler, en juin 2018, aux informations et que j’ai été choquée : je ne comprenais pas comment on pouvait empêcher un navire de sauvetage, sous l’égide de SOS Méditerranée et Médecins Sans Frontières, de sauver des personnes ayant fui la Libye et se trouvant en perdition en mer. Cette fermeture des ports italiens était une première. En creusant le sujet, j’ai trouvé cette histoire très dramaturgique. Il y avait une unité de lieu, un bateau au milieu de l’océan, et une sorte d’unité de temps, ces dix jours en mer depuis le moment où l’Aquarius part de Sicile jusqu’à ce qu’il arrive à Valence, en Espagne, où le bateau a finalement été accueilli. Et des protagonistes venus de pays différents, sauveteurs, médecins, infirmiers et rescapés qui affrontent ensemble d’énormes obstacles.

« Je fais des spectacles pour répondre à des questions que j’imagine partagées par d’autres, et je vois le temps de la représentation comme un moment de communauté au présent. »


Comment ce projet se rattache-t-il à vos travaux précédents ?

Avec le collectif F71, nous avons travaillé à partir de la pensée de Michel Foucault et nous avons élaboré une méthode empirique pour fabriquer, à partir de documents – articles, entretiens, photos, etc. – une écriture de théâtre documenté. Par ailleurs, le collectif a un fil de thématiques tournant autour des luttes collectives visant à résister ou tout simplement à déplacer l’usage d’une institution pour transformer un rapport de pouvoir. Cette histoire m’intéressait aussi pour cela. Je fais des spectacles pour répondre à des questions que j’imagine partagées par d’autres, et je vois le temps de la représentation comme un moment de communauté au présent, dont on doit sortir plus forts pour affronter les problèmes du monde, avec de l’énergie pour agir.

Comment avez-vous procédé ?

Quand les gens vivent quelque chose de fort, ils ont une manière d’en parler qui est très belle, plus puissante que ce qu’on pourrait imaginer mettre dans leur bouche, nous qui n’avons pas vécu les événements en question. Il ne s’agissait pas de parler à leur place mais de se mettre à leurs côtés pour leur donner la parole. Il était donc important de retrouver les protagonistes de cette histoire. Pour y parvenir, il m’a fallu faire un long travail d’enquête, en passant par les ONG d’une part et en scrutant d’autre part tous les articles de presse pour trouver des noms de rescapés. S’est ainsi formée une chaîne de contacts. Je me suis déplacée en France, en Suisse, pour interviewer les sauveteurs, et à Valence, en Espagne, pour rencontrer les rescapés qui s’étaient regroupés en association. Lors de visios préalables, certains m’ont demandé ce qu’allait leur apporter de me raconter leur parcours, qu’ils avaient dû déjà dérouler maintes fois, auprès des travailleurs sociaux, de l’administration, des journalistes. Or ces récits sont horriblement douloureux. Et pèse sur eux la menace de ne pas être crus. J’ai été honnête avec eux : je ne pouvais rien leur apporter, je voulais juste faire un spectacle pour informer le public français.

J’ai interviewé en tout une vingtaine de personnes, rescapés et sauveteurs, au cours d’entretiens très longs où je leur demandais de tout me raconter depuis le départ de chez eux, ou depuis le départ de Sicile, jusqu’à l’arrivée sur le quai à Valence. Au bout d’un moment, tous ces récits se connectaient et apparaissaient des champs et contre-champs. Quand je suis revenue de Valence, j’étais bouleversée, je n’arrivais pas à avoir la distance nécessaire pour écrire. Il m’a fallu du temps.
 

Le Dernier Voyage (AQUARIUS) © Alain Richard


En quoi a consisté votre travail d’écriture ?

J’ai été très fidèle aux témoignages et le procédé d’écriture a d'abord été un procédé de montage qui suit la chronologie des faits. À partir des entretiens retranscrits, j’ai fait une sélection des moments forts du voyage : le départ, le sauvetage, l’Italie qui ne répond plus, le cyclone médiatique qui se déchaîne, les discussions pour décider d’aller ou pas jusqu’en Espagne et enfin la tempête à traverser.

Puis j’ai reconstitué les scènes pour réunir les gens qui m’avaient fait leur récit de leur seul point de vue. J’ai combiné une écriture narrative qui est comme un récit adressé au public, depuis l’intérieur de la situation, et des paroles en discours direct que les protagonistes peuvent s’adresser entre eux. J’ai fait des micro-changements ici ou là, des changements de temps, de personne, un peu de réécriture mais il n’y a pas d’invention. Je savais depuis le début que je voulais un spectacle reposant sur le son car représenter ces situations-là, c’est presque indécent : comment joue-t-on un réfugié en train de se noyer ? J’imaginais donc une forme qui soit comme un roman, pour que les spectateurs et spectatrices puissent imaginer les scènes à partir du seul récit mais cela devait être très musical, bien au-delà des témoignages bruts. D’où la présence du musicien Fred Costa dans l'aventure.

Quels étaient les enjeux importants de ce projet ?

La première difficulté concernait la scénographie : dans quel espace donner ce récit ? Dans tous mes spectacles, je travaille avec les outils de la technique dont les interprètes doivent pouvoir s’emparer. Dans cette forme musicale et sonore, avec Clément Roussillat et Fred Costa, on a utilisé des câbles, des micros, des enceintes. L’idée du cercle est venue de la nécessité d’enfermer les interprètes pour faire sentir ce lieu clos qu’était le bateau.

L’autre enjeu concernait les interprètes : comment se placer pour incarner ces voix-là ? Faut-il rester à distance ou bien s’investir politiquement dans ce qui est raconté ? Nous avons cherché un entre-deux. Il n’y a pas du tout d’imitation mais il y a des différenciations, notamment dans les manières de parler selon le pays d’origine. Dans le trio de comédiens, Saabo Balde est noir, Lymia Vitte est métisse et Jonathan Heckel est blanc. C’était vraiment très important que la distribution représente la pluralité de personnes qu’il y avait à bord car cette histoire a un rapport avec la peau noire. À trois, ils jouent toutes les voix : Blancs, Noirs, hommes et femmes, rescapés et humanitaires, c’est totalement mélangé.

Une dernière difficulté a consisté à accepter de ne pas pouvoir transmettre toutes ces paroles qui m’avaient été confiées et dont je me sentais responsable. Cela dit, ce matériau m’a permis aussi de mener un travail avec des élèves à Montreuil, pour raconter toute l’histoire en dessin animé, dans un centre de détention à Bois-d’Arcy en une fiction radiophonique, etc. Et s’il y a des chercheurs qui veulent s’en emparer, il est à disposition.

Propos recueillis par Olivia Burton en mai 2024.