L'Orestie de D' de Kabal et Arnaud Churin
L'Orestie de D' de Kabal et Arnaud Churin
Après Agamemnon créé en 2014, vous poursuivez avec un spectacle intitulé L’Orestie : vous ressentiez le besoin de compléter ce travail en l’élargissant aux deux autres pièces d’Eschyle ?
D’ de Kabal : En fait, l’idée est de faire un seul spectacle à partir des trois pièces d’Eschyle, qui englobe toute l’histoire. C’est une histoire de famille qui tourne mal, une histoire de vengeance qui va du meurtre d’Iphigénie commandé au nom de la raison d’état par Agamemnon, son père, lequel est à son tour tué par Clytemnestre sa femme. Dans l’épisode deux, on guette la vengeance d’Oreste, avec cette scène incroyable où Oreste tue sa mère. Le troisième épisode parle du jugement du crime d’Oreste, il traite de la question de la justice, de l’égalité. C’est donc l’histoire d’un dysfonctionnement familial grave où la justice intervient à la fin pour dire qu’il n’est pas possible de continuer à s’entretuer. Les enjeux sont évidemment forts, encore aujourd’hui.
Comment avez-vous travaillé sur la réécriture de ces trois tragédies d’Eschyle ?
D’d.K. : Agamemnon, le premier spectacle, était très proche du texte d’Eschyle. Puis, peu à peu, notamment avec Les Choéphores, il y a plus de choses qui sont venues de nous et qui correspondent aux directions que nous voulions prendre. Nous avons travaillé ensemble, avec Arnaud Churin et Emmanuela Pace, notre dramaturge, à partir de la documentation qu’elle avait rassemblée. Puis j’ai refondu le tout. Agamemnon a représenté quatre ans de travail de longue haleine. Le troisième épisode, lui, est vraiment écrit par moi et complètement réinventé par rapport à Eschyle. Concernant l’écriture, je n’ai pas cherché à « moderniser » la langue, au sens de la vulgariser. Je l’ai plutôt retravaillé avec mes propres outils, pour en faire une sorte de rap en prose, un texte pour la bouche, j’ai réécrit cette tragédie « pour le palais ». J’ai pris les images, les ai tournées un peu différemment, j’ai recherché des sonorités. Qu’il s’agisse des rôles, des chansons, j’ai voulu composer pour un orchestre vocal, prendre le parti pris de la musique. D’où le nom « opéra hip-hop ».
«Opéra» et «hip-hop», ce sont deux termes qu’on a plutôt l’habitude de placer a priori aux antipodes des pratiques culturelles. Il y a chez vous une volonté, justement, de faire trait d’union ?
D’d.K. : La résonance entre l’opéra, la tragédie, et le hip hop est pour moi une évidence. Quand Arnaud Churin qui est passionné de théâtre grec, m’a raconté comment fonctionnait la tragédie antique, la scansion, la gestuelle, la parole adressée, etc. nous avons tout de suite vu le lien avec le hip hop et on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose de ça. En même temps, on a voulu que ça reste exigeant au niveau littéraire et poétique. Nous avons mis notre intelligence au service de notre exigence, en essayant surtout d’éviter les clichés. Vous ne trouvez par exemple pas d’élément qui évoquent la réalité urbaine dans la mise en scène. Le rapport entre opéra et hip-hop, il est aussi dans l’idée de faire un spectacle total : scène, rythmes, voix, la gestuelle du coryphée, comme une marionnette protéiforme, et évidemment, le choeur...
C’est donc plus qu’un trait d’union : il s’agirait presque de retrouver la tragédie antique en partant du plus contemporain ?
D’d.K. : Nous avons le sentiment de réactiver quelque chose, oui. En venant du hip hop, je sens que se réinvente ce rapport à l’adresse, à la parole publique qui est dans le hip-hop mais aussi dans la tragédie. Et à l’inverse, c’est particulièrement passionnant d’avoir à imaginer un rap qui soit joué. Je crois que ce travail a fait bouger des lignes. Il y a quelque chose dans le spectacle qui est primaire, sans technique, avec peu d’effets, seulement des voix : grâce à ça il se passe quelque chose de fort. Certains disent des prières le soir qui sont moins anciennes que le texte d’Eschyle, vieux de 2500 ans ! Nous avons découvert à travers ce texte quelque chose qui nous connecte à une sorte de sacré, comme une espèce de transe vécue à vingt ! Comme un sentiment d’appartenance à l’humanité, juste avec une volonté de faire corps et de raconter cette histoire.
Le traitement que vous faites du chœur est effectivement particulier. Il y a à la fois une volonté de l’utiliser dans sa fonction tragique, qui est de commenter l’action et de réagir à ce qui se passe sur scène. Mais vous le mettez aussi au premier plan de l’action...
D’d.K. : Dans tous les retours que nous avons eus sur Agamemnon, c’est le chœur qui a le plus touché les spectateurs. Or, environ huit metteurs en scène sur dix suppriment le chœur quand ils mettent en scène L’Orestie. L’idée, d’emblée, a été de faire un chœur, uniquement vocal, sans machine ni instrument. La clé du chœur, c’est que le chœur écoute le chœur. C’est un principe humain par excellence : je parle, tu m’entends, nous écoutons. Dans le spectacle, nous avons voulu comme point de départ, rendre cette tragédie très humaine, et lui donner un côté très organique. C’est le cœur du propos de ces pièces. Il n’y a jamais exactement deux fois le même son parce que tout est rejoué, quelque chose s’invente, se réinvente à chaque fois, la pulsation de chacun, comment fonctionne le groupe. La tragédie parle aussi de ça.
Qui dit « opéra » dit souvent aussi partition... Comment avez-vous mis en place cet assemblage complexe d’acteurs, de musiciens dont certains viennent du hip hop, d’autres non, etc...
D’d.K. : D’habitude dans l’opéra, on écrit une partition qu’on fait jouer par des musiciens. Nous, on a joué une partition avec les corps et ensuite on l’a écrite. L’aventure de L’Orestie, c’est la réunion de deux familles : la musique et le théâtre. Nous étions comme Babel, il a fallu inventer un langage pour que ces gens différents se comprennent. Nous avons fabriqué la musique à partir d’enregistrements, de recherches, de travaux en petits groupes. Une fois que la musique a été ainsi fabriquée, on l’a couchée sur papier. En fait, ce qui a été fabuleux c’est que cette aventure a été une vraie utopie artistique, on a créé des ponts entre différentes disciplines pour que les gens parlent, comprennent et avancent ensemble.
La tragédie d’Eschyle a aussi un arrière plan religieux fort. Que faites-vous de la question des dieux ?
D’d.K. : On se débarrasse des dieux. On fait naître quelque chose d’autre. On veut faire naître dans la troisième partie de L’Orestie la question de la responsabilité individuelle, qui est évidemment une question contemporaine et humaine. Eschyle la pose en ses propres termes, mais nous, nous n’avons plus besoin d’Athéna. On a donc inventé un autre personnage, qui vient mettre un bon coup de pied dans tout ça ! Avec cette idée : si on veut une justice des hommes, il faut rendre les hommes responsables de leurs actes.
Pourquoi est-il important selon vous de questionner ce thème de la justice, en 2017 ?
D’d.K. : On se rend compte que le débat est toujours ouvert. L’impartialité de la justice est à questionner. Le fait de savoir si la justice est du côté du peuple. Si les actes sont bel et bien jugés pour eux-mêmes. Ou si le fait d’être bien né rend parfois des services. Tout cela, ce sont de vraies questions. Mais il y a plusieurs types de théâtre politique. Le nôtre repose d’abord sur l’idée du groupe que nous formons, sur la façon dont nous travaillons. Quand ce groupe-là se met à se questionner sur la justice, c’est déjà une sorte de réponse. C’est déjà dire que la justice vient du vivre-ensemble parce que nous venons chacun d’horizons et de pratiques différentes. C’est très concret, en fait !
Dans L’Orestie d’Eschyle, la fin plaide plutôt pour une justice patriarcale, puisque l’acquittement d’Oreste signifie aussi que le parti de Clytemnestre a perdu...
D’d.K. : Dans la pièce d’Eschyle, il s’agit de montrer que Clytemnestre, en tant que femme, est vaincue. Tout cela, on le balaie, pour essayer de montrer, 2500 ans après, que le projet patriarcal n’a pas vraiment bien marché ! C’est précisément notre idée que de revenir sur ce dénouement. Ce que la pièce dit c’est que sans égalité, il n’y a pas de justice. Cette phrase apparemment simple, on la creuse, on s’y régale, conscients que qui dit justice dit institution. Or ce qui me semble fort et dérangeant dans la pièce d’Eschyle, c’est qu’Oreste est coupable, mais qu’il est acquitté. C’est une énorme leçon : effectivement il faudra reconnaître à l’avenir que cette institution-là pourra se tromper ! Du coup, c’est l’égalité qui devient primordiale. Et forcément, en France en 2018 c’est une question qui pique. Tout le monde veut de la justice, mais tout le monde ne veut pas l’égalité.
Propos recueillis par Etienne Leterrier en février 2017.