La fonction ancestrale de l'oralité
La fonction ancestrale de l'oralité
Quel fut le point de départ du projet ?
Katia Kameli : Je suis plasticienne et à l’occasion d’une exposition à Marseille où j’avais présenté un film, The Storyteller, traitant du Bollywood et de la culture indienne dans la culture marocaine, j’ai rencontré un anthropologue qui m’a appris que La Fontaine s’était inspiré de contes arabes pour ses Fables. Je me suis souvenue que ma professeure de français nous avait parlé d’Esope, comme source, mais de rien d’autre. J’étais intriguée et j’ai donc commencé à faire des recherches. J’ai découvert l’histoire incroyable de ces textes qui commence en Inde, passe par la Perse, arrive dans le monde arabe, puis se répand autour de la planète, avec dans chaque manuscrit, une iconographie extraordinaire. Ces trouvailles m’ont posé question : pourquoi à l’école, quand on nous parle des influences de ce monument national qu’est La Fontaine, évoque-t-on seulement l’influence grecque mais pas orientale ? En tant que franco-algérienne, cette information change complètement mon rapport à La Fontaine. Et j’ai pensé qu’il serait important pour toute une partie de la population française de savoir ça.
Quel a été le voyage de ces textes jusqu’à La Fontaine ?
Clara Chabalier : Le premier manuscrit est celui d’un brahmane indien, Pilpay, au IIIe siècle avant JC, qui décide d’aller dire ses quatre vérités au roi, qui est un tyran, et se fait mettre en prison. Mais le roi réfléchit, le rappelle et lui demande de lui écrire un livre. Se souvenant d’avoir parlé trop directement la première fois, Pilpay décide alors de remplacer les hommes par des animaux : c’est ainsi que naissent les premières fables.
K.K. : C’était donc au départ un traité politique pour apprendre aux jeunes princes à gouverner leurs peuples et les faire obéir. Et La Fontaine lui-même s’adresse à Monseigneur le Dauphin.
C.C. : Machiavel s’en est inspiré. Ce ne sont pas des histoires enfantines. La langue et certaines images peuvent être crues et violentes, très loin de l’imagerie des contes de fées.
K.K. : Pilpay écrit ces fables en sanscrit. Puis les Perses en entendent parler et leur roi envoie un médecin, Borzouyeh, les chercher et les rapporter en Perse. Ensuite, les Arabes envahissent la Perse et s’emparent du texte au VIIIe siècle. La version arabe est très augmentée, avec des histoires à l’intérieur d’histoires, comme les Mille et une nuits. Elle est traduite en plus de 50 langues et arrive en Europe.
C.C. : Chaque traducteur rajoute sa patte. On est avant l’imprimerie et les versions fluctuent d’une copie à l’autre. On sait que La Fontaine a eu accès à la fois à une version française qui s’appelait Le livre des lumières ou la conduite des rois, et à une version latine écrite par un Père jésuite.
Quelle est la marque de fabrique de La Fontaine ?
C.C. : Toute sa vie La Fontaine a été ignoré et méprisé par le roi. Si son premier recueil de fables est plutôt concentré sur les défauts humains, dès le septième, dès lors qu’il lit ces fables orientales, il aborde des questions politiques. Il y a dans ce recueil à peu près autant de fables inspirées par Esope que par Pilpay mais ce sont ces dernières qui restent le plus marquantes. La Fontaine francise les fables orientales, notamment en transformant les animaux. Parallèlement, il a tendance à orner de détails orientaux d’autres fables qui ne viennent pas du recueil de Pilpay. L’Orient est alors à la mode et fait rêver, c’est le moment où Antoine Galand traduit Les Mille et Une nuits, où Molière fait danser le roi habillé en Egyptien.
K.K. : Et puis La Fontaine transforme ces fables en vers, même si il ne savait pas que Marie de France l'avait fait avant lui, au XIIe siècle, c’est la grande nouveauté.
"C’est aussi une réflexion sur l’intelligence, la science, la culture : comment apprend-on à regarder au-delà de ce qu’on nous montre ? Ces fables font appel à l’esprit et à une forme de sagesse, loin des religions. J’aimerais transmettre au public la curiosité, cette soif de connaissance que l’on ressent en cherchant sur le sujet."
Cette aventure a commencé par des installations d’art plastique. Comment passe-t-on au spectacle ?
K.K. : Le projet a avancé par chapitres, au fil d’expositions centrées à chaque fois sur une fable, et fait des interviews avec des spécialistes, traducteurs, conservateurs, etc. Parallèlement, j’ai aussi développé un travail sur les nombreuses iconographies et illustrations qui sont la base pour la réalisation de collages qui sont par la suite dorés à la feuille d’or afin de renvoyer à l’enluminure et à la question de la copie et de l’original. Clara m’a rejointe au chapitre 5, pour m’aider à réfléchir sur les textes.
C.C. : Tout le travail que fait Katia sur l’iconographie donne envie de le mettre en 3D. Par ailleurs, la collaboration avec des personnes venant d’horizons différents est un défi excitant et nouveau : les arts visuels pour Katia, la radio et la musique pour Aurélie Sfez, et l’écriture pour Chloé Delaume qui a réécrit des fables contemporaines. Chaque manuscrit a une histoire passionnante, comme un être vivant : à partir de la manière dont il a été illustré, copié, on peut en déduire d'où il vient, par quelles mains il est passé. L’enjeu est de réussir à raconter une histoire complexe et fluctuante, comme on raconte une fable. Il faut maintenir la force des idées, des documents et des sources sans que ce soit une conférence ni une thèse. C’est aussi une réflexion sur l’intelligence, la science, la culture : comment apprend-on à regarder au-delà de ce qu’on nous montre ? Ces fables font appel à l’esprit et à une forme de sagesse, loin des religions. J’aimerais transmettre au public la curiosité, cette soif de connaissance que l’on ressent en cherchant sur le sujet.
Vous faites aussi participer à l’aventure des jeunes de Bobigny. En quoi consiste leur intervention ?
K.K. : C’est un groupe de gens à qui on fait découvrir cette histoire et à qui on demande d’interpréter ces fables aujourd’hui.
C.C. : L’idée nous plaît qu’ils jouent des morceaux de fable et qu’on les voit se poser des questions et débattre entre eux. Qu’on puisse avoir leurs réactions et leur point de vue sans plaquer les nôtres, et continuer ainsi la transmission de ces textes.
Quelle serait la moralité de la fable que vous créez ?
C.C. : Le spectacle porte la question du rapport à l’étranger : comment accepte-t-on ou pas d’être influencé par l’autre ? Et comment fait-on pour avoir une voix qui compte ? Chaque traducteur a une position différente face au pouvoir, une manière de prendre la parole qui parfois les sert, parfois les dessert. Quelle leçon on peut-on en tirer aujourd’hui, pour parler ?
K.K. : On a tous un travail de recherche à faire, il est indispensable de dépasser l’histoire qu’on nous raconte. L’influence orientale dans la géographie, les mathématiques, etc., est à peine effleurée dans les manuels scolaires. La France est un peuple mixte et donc il est important que cette porosité culturelle soit affichée clairement.
C.C. : Les fables partent de l’oral, puis s’écrivent, se transforment, se volent, se démembrent… Sur scène, on essaie de revenir à l’oral pour les replacer dans la mémoire des spectateurs et retrouver cette fonction ancestrale de l’oralité dont on a besoin comme lien humain.
Propos recuillis par Olivia Burton en avril 2021.
Crédit photos © Marikel Lahana
Un spectacle avec la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings.