Le théâtre, un espace ambigu
Le théâtre, un espace ambigu
Comment est née cette aventure coréenne ?
À l’invitation du National Theater Company of Korea (NTCK) à Séoul dans le cadre des années culturelles croisées entre la France et la Corée du Sud. Le NTCK m’a proposé d’adapter L’Empire des lumières, roman emblématique de l’auteur coréen Kim Young-ha. Entre-temps, j'ai été invité à présenter Splendid’s de Jean Genet que j’avais monté avec des acteurs américains. Cette première expérience a permis de montrer au public et aux acteurs mon travail, qui ne ressemble pas beaucoup à ce qui se fait traditionnellement en Corée. Ils ont choisi ce livre, qui fut un best-seller, malgré certaines réserves d’une partie du monde politique coréen. Ce projet a été plusieurs fois menacé d’interdiction, l’auteur étant lui-même controversé.
Pour quelles raisons ?
Parce qu’il est aussi journaliste et qu’il tenait une rubrique très critique sur son gouvernement dans le New York Times. Il avait été politisé dans les années 80 quand il était étudiant. C’est devenu par la suite un écrivain qui a toujours écrit frontalement sur les problèmes de la Corée du Sud et qui donc ne fait pas l’unanimité malgré le grand succès de ses ouvrages. N’oublions pas que la Corée du Sud avait, il y a encore quelques mois, un régime très autoritaire et nationaliste.
Comment avez-vous abordé cet univers coréen dont vous dîtes qu’il irrigue le roman ?
Une fois le projet mis en place, je suis retourné plusieurs fois en Corée, un pays que je ne connaissais que superficiellement. J’ai pu voyager, jusqu’à la zone démilitarisée proche de la ligne de démarcation entre les deux Corées. Avec Valérie Mréjen, avec qui j’allais faire l‘adaptation, et Pierre-Alain Giraud qui allait réaliser un film pour le spectacle, nous avons aussi beaucoup sillonné la ville de Séoul, très présente dans le roman. Je souhaitais reconnecter les lieux à la fiction. Je ressentais le besoin de saisir ces endroits. La ville elle-même est un personnage de l’histoire. Deux protagonistes évoluent à travers la ville. Leurs trajectoires diffèrent, mais ils sont en mouvement. L’un fuit quelque chose, tandis que l’autre erre, flotte.
"J’ai voulu montrer de quelle façon le passé tragique de la Corée affecte encore aujourd’hui la vie des gens, comment tout le monde ici porte cette histoire en lui, parfois sans s’en rendre compte."
Une première adaptation a servi de base au travail des acteurs et vous leur avez demandé d’intégrer des récits personnels qu’ils vous ont faits en répétitions…
Le thème principal du roman est l’amour, un amour gâché. Et la séparation. La même chose sépare ce couple et ce pays. J’ai voulu montrer de quelle façon le passé tragique de la Corée affecte encore aujourd’hui la vie des gens, comment tout le monde ici porte cette histoire en lui, parfois sans s’en rendre compte. Je crois que l’auteur a non seulement utilisé pour son roman des histoires fictionnelles, mais aussi des histoires réelles qu’il avait entendues, que des gens lui avaient racontées ; il a assemblé tout cela dans le roman. Pour la scène, j’ai prolongé cette démarche et demandé aux acteurs de partager des souvenirs d’enfance liés à la scission de la Corée. À partir des récits empruntés au roman et de ceux des acteurs, nous avons voulu faire de cette pièce une sorte de cérémonie dramatique. Le théâtre est un espace ambigu entre vérité et mensonge, entre réalité et illusion, et ici entre théâtre fictionnel et documentaire. Un espace d’évocation où s’élabore un travail de mémoire.
Comment décririez-vous cette société sud-coréenne contemporaine, telle qu’elle traverse le plateau du théâtre ?
C’est une société très divisée, hantée par l’histoire du pays, faite de colonisations successives, et de guerres. Même Séoul est une ville divisée en deux car traversée par un fleuve. Il y a une fracture entre les générations, celles qui ont connu la guerre et celles qui ne l’ont pas connue. Ces fractures se retrouvent bien sûr dans la vie intime des habitants et c’est ce qui traverse vraiment le roman. J’ai été profondément touché par ce pays. C’est aussi une société où les codes de comportement sont très précis et assez contraignants, où le sens des hiérarchies est essentiel. Cependant avec nous, les gens et l’équipe ont été très chaleureux, très communicatifs. Le Japon y a laissé son empreinte mais c’est aussi une société assez occidentalisée, 30% des Coréens sont chrétiens, les liens avec États-Unis sont très étroits.
Propos recueillis par Jean-François Perrier en mai 2017.
Crédit photos © Christian Berthelot, NAH Inu