Percer la trame de fer du costume social
Percer la trame de fer du costume social
Votre intérêt pour Karl Marx et ses écrits a donné naissance à deux spectacles : Le Capital et son Singe puis Banquet Capital que vous reprenez aujourd’hui. Pourquoi ces deux versions ?
La première version traversait plusieurs mouvements historiques révolutionnaires : la révolution de 1848 en France qui donne naissance à la IIe République, et la révolution spartakiste en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, en analysant leur échec puisque la première se termine par l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, et la seconde est écrasée dans le sang pour donner naissance à la république bourgeoise de Weimar. En 2016, pendant les luttes contre la loi Travail, je me suis retrouvé, en fin de manifestation, dans un square où des manifestants discutaient entre eux de ce qu’ils venaient de vivre et des suites possibles à donner au mouvement, avec des analyses parfois divergentes. Ça m’a éclaté puisqu’ils reproduisaient en vrai ce que nous avions imaginé dans la première partie du Capital et son Singe, une réunion dans un club politique où les militants cherchent comment approfondir le rapport de force avec le pouvoir en place, comment transformer l’insurrection en révolution, comment résister à la répression qui s’abattra inévitablement sur eux.
J’ai donc eu envie de reprendre cette première partie, en allégeant sa forme, avec moins de costumes mais autant d’actrices et d’acteurs, toujours des tables et des chaises, des effets lumière plus simples : en faire un banquet comme il s’en crée des centaines en 1848 dans les clubs et qui sont les seuls endroits où peuvent encore se réunir les ouvriers et les intellectuels depuis que la loi Le Chapelier de 1791 leur interdit de fonder des syndicats professionnels. Ces clubs ont été formidablement mis en lumière par Jacques Rancière dans son ouvrage La Nuit des prolétaires.
En reprenant cette pièce, vouliez-vous actualiser votre propos ?
Non, non, absolument pas, je voulais voir vieillir les acteurs et les actrices ! Plus sérieusement, nous voulions rester au cœur de notre propos qui s’appuie sur la pertinence de l’analyse de Karl Marx dans le premier chapitre du Capital : la marchandise est le noyau essentiel de la construction sociale dans un mode de production capitaliste.
Ce propos restera pertinent tant que le système capitaliste existera, même s’il s’adapte et évolue au fil du temps. Mais il n’y a pas eu d’actualisation du texte de la pièce suite à la crise du Covid, au mouvement des Gilets jaunes ou à la loi sur les retraites par exemple. Bien sûr, les spectateurs et les spectatrices qui viennent aujourd’hui voir Banquet Capital interprètent ce que nous faisons entendre à la lumière des événements très contemporains qu’ils et elles vivent quotidiennement.
Comment avez-vous travaillé pour construire ce spectacle ?
Comme nous le faisons pour chaque spectacle depuis Le Père Tralalère (2008) et Notre terreur (2009), c’est-à-dire en l’écrivant collectivement. Depuis près de vingt ans, les acteurs, les actrices et moi-même nous intéressons à la façon dont les « idées » libèrent ou empoisonnent les corps, comment elles s’incarnent, comment, comme un rêve, elles se répandent dans un groupe, ou encore comme un poison, ou un virus.
Il n’y a pas de texte original au début des répétitions, il se construit au fur et à mesure des improvisations. L’élément commun à tous les interprètes, c’est bien sûr l’œuvre de Karl Marx et en particulier Le Capital. Ensuite, chacun explore, plonge dans des œuvres diverses en lien avec notre sujet. Il s’agit de créer des conflits, des confrontations entre celles et ceux qui ont exprimé leurs propres réflexions sur la société capitaliste et son fonctionnement. Alexis de Tocqueville, le conservateur royaliste éclairé, Victor Hugo, Auguste Blanqui, Bertolt Brecht, Michel Foucault et tant d’autres sont ensuite pris en charge par les acteurs et les actrices, chacun·e se crée un véritable « cahier de notes » sur sa grimace. À mesure que se développent les improvisations, se dessinent des lignes de force qui constituent la charpente du spectacle. Chaque acteur et chaque actrice cherchent le dépassement de soi, comme un·e athlète. Ayant été moi-même assez sportif, et de bon niveau, handball et tennis, je crois au plaisir de ce dépassement. Ces confrontations génèrent souvent une forme d’humour, donnent au spectacle une certaine légèreté qui fait rire ou sourire les spectateurs et les spectatrices car ce sont des moments de partage avec les acteurs et les actrices. Elles permettent d’éviter l’esprit de sérieux tout en étant sérieux.
Est-ce trop simplifier que de dire que l’on retrouve à travers l’histoire des luttes politiques et sociales en France deux grandes tendances : les modérés et les radicaux ?
Quand, en 1848, Lamartine défile avec un drapeau tricolore, alors que Raspail le fait avec un drapeau rouge, le premier défendant une République bourgeoise, le second une République sociale, on est au cœur du débat qui agite le mouvement révolutionnaire contre Louis-Philippe. Bien sûr, c’est un peu plus complexe car il y a de multiples débats à l’intérieur même de ces grandes tendances. Ce qui me paraît le plus important, c’est le surgissement, à partir de la révolution industrielle, de la figure de « l’ouvrier industriel ». Le passage des manufactures à la forme usine accroît la productivité industrielle de manière phénoménale et l’ouvrier devient un sujet politique, une figure incontournable de la production. C’est là que se constitue la classe ouvrière. L’ouvrier représente un vrai danger pour ceux qui veulent libérer l’économie de marché en prônant un système politique libéral derrière lequel ils pourront se cacher. Thiers est le parfait exemple de ces « républicains » qui n’ont jamais vraiment aimé la République mais qui s’en servent. Il avance masqué, comme Louis-Napoléon Bonaparte, en attendant le moment où le masque pourra tomber.
« J’ai lu Marx à 24 ans et cela a révolutionné ma façon de percevoir, de déchiffrer le monde qui m’entourait. »
L’effondrement des régimes dits « socialistes » en Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin a porté un coup très dur à celles et ceux qui se réclament du marxisme et cependant vous faites un spectacle autour de Marx et de ses analyses…
J’ai lu Marx à 24 ans et cela a révolutionné ma façon de percevoir, de déchiffrer le monde qui m’entourait. Un jour, en répétition, un des acteurs, Lionel Dray, a dit : « Mais ce n’est pas une critique de l’économie politique Le Capital, c’est “un traité de la réforme de l’entendement” »… Il avait tout dit. Certains livres aident notre regard à percer la trame de fer du costume social ; un simple accroc, et on touche du doigt les tissus du corps même. Marx tient bon sur certaines analyses, pour d’autres, il a depuis été augmenté, relu, dépassé… et heureusement, car il a laissé beaucoup de choses sur le côté dans son époque. Oui, évidemment, la réponse à l’autodestruction généralisée – stade bouffon hardcore du capital – sera communiste, au fond, elle ne peut être autre… Ça ne s’appellera peut-être pas comme ça… J’ignore également sa forme et après quelles catastrophes, quelles détractions, quelles guerres. Mais je pense que le « catastrophisme » n’est pas un vecteur de pensée dynamique pour en tracer les voies.
Vous parlez d’une construction « collective » de vos spectacles… Êtes-vous un « collectif » de créateurs et de créatrices ?
Nous voulions être une troupe à un moment donné. Ce temps est passé. La pratique collective du théâtre reste à l’œuvre dans les répétitions, la vie commune en revanche a disparu, ça, je ne sais pas où elle est passée… Quand nous sommes en train de travailler, nous continuons d’essayer que l’institution ne nous fige pas, je continue de vouloir un théâtre difficile, car c’est la seule manière d’être élitaire pour toutes et tous, post-Vitez, en ne cédant pas aux sirènes de la facilité que d’autres formes culturelles proposent.
Propos recueillis par Jean-François Perrier en mai 2024.