Un hymne à la liberté

Entretien

Un hymne à la liberté

Entretien avec Zabou Breitman autour de Zazie dans le métro

Le roman Zazie dans le métro est publié en 1959. Pourquoi avez-vous eu envie de le faire entendre en 2024 sur une scène de théâtre ?

Zazie a toujours fait partie de ma vie, je ne sais pas exactement pourquoi j’ai eu envie de travailler aujourd’hui sur cette œuvre. Nous avons le même âge puisque je suis née l’année de sa parution et que j’ai porté son nom comme diminutif familial avant de devenir Zabou. J’ai lu ce roman très jeune car il faisait partie des livres que mes parents admiraient, eux qui fréquentaient l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) dont Raymond Queneau était un des membres le plus éminent. Cette intimité entre cette œuvre et moi, cette proximité avec la pensée de Raymond Queneau, et la liberté incroyable de paroles et d’action de Zazie, son regard sans concession sur les gens qui l’entourent : voilà pourquoi j’ai eu très naturellement envie de créer ce spectacle pour partager à ma façon mon plaisir de lectrice, sans cesse renouvelé. 

 

À quoi tient cet attachement à l’œuvre de Raymond Queneau ?

À son irrévérence, à sa liberté, à son humanité généreuse, sans bons sentiments complaisants. Mon père me disait toujours qu’il y a une différence entre grossièreté et vulgarité, me recommandant de toujours préférer le premier terme. J’ai toujours fait cette différence et j’ai toujours aimé la truculence, la drôlerie, l’impertinence. En fait, j’ai toujours eu dans ma mémoire des traces de ces lectures répétées de Zazie qui ressurgissent de temps en temps. J’ai une mémoire verticale qui va de bas en haut, et au plus profond de moi il y a toujours eu Zazie et ses formules chocs qui reviennent à la surface : « tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire... », « mélancolique mon cul… », « doukipudonktan… », « faire chier les Martiens... », « c’est quoi un hormossessuel… » Inoubliable ! Je voudrais aussi faire entendre la partie sombre de lœuvre. Il y a une alternance permanente entre le rire et quelque chose de grave, de violent. En vérité, c’est comme un conte, dont on croit toujours qu’ils sont pour les enfants parce qu’ils sont « gentils » alors qu’il n’y a rien de plus terrifiant parfois que les histoires qu’ils racontent, raison d’ailleurs de leur succès auprès des lecteurs.

« C’est vraiment un hymne à la liberté qu’on doit entendre dans notre monde où les injonctions à se définir, sans cesse aux yeux des autres, se multiplient. »

Considérez-vous ce roman comme un conte ?

Le mot exact serait plutôt fable. Une fable philosophique et métaphysique qui développe des thèmes résonnant aujourd’hui d’une façon étonnante. Sans vouloir faire d’anachronisme facile, le roman est traversé par un thème récurrent : les troubles d’identité. Chaque personnage est très souvent multiple, avec plusieurs identités, avec des noms différents, il est homme puis devient femme : Gabriel devient Gabriella, Marcelline devient Marcel. Jamais il n’y a d’explications, on reste dans le mystère le plus total. Le genre est indéterminé et tout le monde s’en fout. On n’est pas dans le réel, dans le quotidien. On est au cœur des questions essentielles. En un jour et deux nuits, Zazie pose toutes les questions qu’elle a envie de poser, sans limites, sans gêne quelconque. Elle dynamite la famille, le patriarcat, l’Église, l’armée… Le seul interdit, c’est qu’on ne touche pas à un enfant. Sur ce point, Raymond Queneau est clair, c’est dit et répété, « les papouilles zosées » sont interdites et la mère de Zazie décapitera son mari quand elle comprendra qu’il s’intéresse de trop près à sa petite fille. En dehors de cela, tout est possible et il ne peut y avoir de jugement moral sur les choix de vie de ses personnages. C’est vraiment un hymne à la liberté qu’on doit entendre dans notre monde où les injonctions à se définir, sans cesse aux yeux des autres, se multiplient.

« Le cabaret permet d’être dans un réel distancié, dans la fiction de la représentation, du faux plus vrai que le vrai. »

Pourquoi avoir choisi la forme du cabaret pour cette adaptation ?

« Paris est un cabaret à ciel ouvert », où le travestissement est permanent. J’ai donc toujours pensé qu’il fallait associer musique et chansons au parcours de Zazie dans ce Paris populaire. Le cabaret permet d’être dans un réel distancié, dans la fiction de la représentation, du faux plus vrai que le vrai. Comme il était nécessaire d’adapter le roman pour construire le spectacle, j’ai fait le choix de certaines scènes dialoguées qui racontent pour moi les moments importants du séjour de Zazie et de ses rencontres. Cela permet aux parties non dialoguées, d'exister à travers les chansons.

Comme Raymond Queneau a multiplié, ce qu’on appelle au théâtre les didascalies, je me suis servi de ces descriptions, souvent très drôles, et des paroles de chansons mis en musique par un compositeur que j’adore, Reinhardt Wagner, avec qui j’ai déjà écrit et mis en scène une adaptation de Poil de carotte, de Jules Renard, en 2019. Il a écrit pour les six musiciens de l’orchestre qui accompagne les 7 comédiens, qui jouent, chantent et dansent le spectacle. Je voulais des interprètes vocalement très puissants pour éviter le parler-chanter. C’est donc une comédie musicale inspirée des années 60 mais proche musicalement des œuvres de Kurt Weill ou Jean Wiener. L’argot, la truculence du parler populaire, la richesse phonétique des inventions de Queneau, les gros mots seront bien présents.

Vous avez commencé votre carrière comme actrice de cinéma en 1982 avant de venir au théâtre comme metteuse en scène et comédienne en 2002. Pourquoi ce temps de latence ?

C’était plus facile de simplement jouer au cinéma, d’être dirigée. Prendre la responsabilité d’un spectacle était un engagement risqué. Diriger des comédiens demande d’être un peu sûr de ses choix, de savoir où l’on va. Mon amour du théâtre a toujours été présent d’autant que j’adore fabriquer des objets, je suis très « manuelle », j’adore la technique au théâtre, cet artisanat encore possible. Il y a aussi les occasions qui se présentent et ce sentiment de l’impérieuse nécessité, tout d’un coup, de faire entendre un texte. Ma curiosité est vive et j’ai donc créé des spectacles très divers au gré de mes rencontres. Je ne fais pas un théâtre formaté en fonction d’une possible idée de carrière. Je suis incapable d’imaginer un théâtre « McDo' » qui a bon goût sur l’instant mais qu’on oublie très vite, passée la représentation. Je n’aime pas le théâtre du quotidien, d’après des histoires vraies. J’aime la fiction, la part d’imaginaire qui rend le vrai encore plus vrai. J’ai adoré faire, avec Thélonius et Lola, de Serge Kribus, un théâtre « tout public » présenté d’ailleurs à la MC93 en janvier 2020. Cet éclectisme est à mon image, être souvent là où l’on ne m’attend pas…

Propos recueillis par Jean-François Perrier, en juin 2023.

Photos des répétitions du spectacle © Christophe Raynaud de Lage