Un regard vibrant sur le monde
Un regard vibrant sur le monde
Un mot sur la carrière de ce roman ?
Le parcours éditorial de ce texte est très étonnant. Goliarda Sapienza a mis dix ans à l’écrire, de 1967 à 1976. Il a d’abord été publié en Allemagne, dans sa première moitié seulement. Ce fut un échec. L’éditrice allemande l’a envoyé à Frédéric Martin, éditeur français, qui a fait traduire la totalité du roman. C’est vraiment lui qui a sorti de terre ce chef-d'œuvre. La version française a rencontré un grand succès qui n’a cessé de croître. Ce n’est qu’ensuite qu’il a été publié en Italie. D’autres textes de Goliarda Sapienza avaient déjà été publiés de son vivant mais celui-ci a essuyé de nombreux refus. Les éditeurs voulaient le censurer et supprimer les scènes de sexe notamment. Angelo Pellegrino, son mari, s’est battu pour aller au bout de cette publication. Il a achevé le montage du texte, dont le manuscrit contenait le double de matière. Il a une très grande part dans la naissance de cette œuvre.
Quelles ont été vos premières impressions à la lecture ?
Ce qui me reste de la première lecture, c’est vraiment une sensation de tourbillon qui vous happe et ne vous lâche pas. J’ai eu l’impression de rencontrer enfin une grande héroïne, quelqu’un qui n’est pas parfait et à qui on peut s’identifier. La « joie », il faut l’entendre au sens où la définit Deleuze : il s’agit de puissance, de force créatrice, et non pas de quelque chose de léger ni de facile. Je crois avoir eu envie de transposer le roman au théâtre pour garder ce personnage encore à mes côtés et pour partager ce livre, même s’il est beaucoup offert et lu. Il me semble que si dans ma vie de femme, j’avais pu avoir entre les mains ce texte plus tôt, cela m’aurait fait beaucoup de bien.
« Modesta me touche beaucoup parce qu’elle n’oppose pas les choses les unes aux autres, les contraires peuvent coexister sans conflit. Elle observe sans jugement, sort de la question binaire de la morale. Ce regard me rassure dans l’époque d’affrontements où nous sommes. »
Qu’est-ce qui fait de Modesta un personnage aussi fascinant ?
Tout le monde peut se reconnaître en elle alors qu’a priori elle est très loin de nous : Modesta vit en Sicile au XXe siècle, elle vient du peuple et devient princesse. J’aime l’idée que les lecteurs sont complices du fait d’avoir été bouleversés par le roman chacun à sa manière. Comme si on partageait un secret. C’est un chef-d’œuvre, avec un regard d’une universalité absolue sur l’âme humaine, sur ce qu’elle traverse. Il peut nous toucher au sujet de l’enfance, de l’éducation, de la maternité, de la sexualité – dont il est beaucoup question –, de l'engagement politique, de la guerre, des épidémies ou de l’amour des textes et de la poésie. L’héroïne a un appétit, une force de vie et une absence de peur qui soignent bien des angoisses. Cet art de la joie est une porte d’entrée vers une forme de liberté totale, c’est une quête, le chemin de toute une vie. Cette histoire me donne envie de vieillir, de devenir grand-mère, elle fait écho à la question de savoir comment traverser l’existence sur cette planète aujourd’hui en tant qu’être humain et en tant que femme.
Modesta me touche aussi beaucoup parce qu’elle n’oppose pas les choses les unes aux autres, les contraires peuvent coexister sans conflit. Elle observe sans jugement, elle sort de la question binaire de la morale. Ce regard me rassure dans l’époque d’affrontements où nous sommes. Modesta rassemble. Je trouve fascinante cette palette d’histoires qu’elle a, d’amitiés, d’amours immenses, charnelles et intellectuelles. C’est un personnage qui cherche une forme d’utopie, elle expérimente concrètement cet art de la joie, ce n’est pas un concept !
Comment avez-vous travaillé sur l’adaptation ?
Ce travail de longue haleine a traversé plusieurs étapes. Par principe, je ne touche pas à la langue de l’autrice. J’ai eu l’autorisation de couper, de transposer le récit pour avoir une partition avant d’entamer les répétitions. Le roman est riche en dialogues et c’est une mine d’or de ce point de vue-là. Goliarda Sapienza était également comédienne et l’oralité est sensible dans le texte. J’ai par ailleurs demandé à Frédéric Martin, son éditeur, et à Angelo Pellegrino, son mari, l’autorisation de créer un autre personnage qui vient par moments condenser le récit en s’adressant au public. Il s’agit là d’une autre écriture. Il s’appelle Giùfa, c’est une figure de bouffon sicilien qui est portée sur scène par Florent Favier. Une fois les répétitions commencées, une nouvelle étape d’écriture s’opère : nous trouvons le rythme, le souffle et beaucoup de ce qui était sur cette partition se transforme. L’incarnation change tout dans les choix dramaturgiques. Le plateau a son mot à dire dans le processus !
Quels sont les enjeux pour la mise en scène ?
Il fallait d’abord définir avec combien de personnes on pouvait raconter cette histoire qui se déroule de 1904 à 1976 et comporte plus d’une soixantaine de personnages sur trois générations ! Et dans quelle durée. C’est un spectacle d’un format inédit pour moi. Ensuite s’est posée la question de l’anticipation car je travaille tout de suite dans le décor avec costumes, lumière, son, musique, texte su, et en filage dès le premier jour. Cette méthode demande une préparation inhabituelle.
Je suis musicienne à la base et la musique est fondamentale pour moi, au même titre que le texte ou l’espace. Je travaille avec un compositeur, Jean-Baptiste Cognet, et sur scène, avec une violoncelliste (Amandine Robilliard) et un corniste-pianiste (Romain Thorel). On invente tous ensemble au fur et à mesure. On essaie de raconter ce qu’est ce XXe siècle par le son et la musique, autant que par les costumes. J’ai besoin de sentir qu’un mouvement musical traverse plusieurs scènes. On cherche ainsi la fluidité et on sort du séquençage du texte.
Pour l’espace, avec la scénographe Anne-Sophie Grac, nous avons souhaité créer des profondeurs de champ différentes pour qu’il puisse y avoir cohabitation entre plusieurs scènes. Modesta est souvent dans des scènes d’intimité à deux, mais le monde doit pouvoir se raconter en dehors de ce qu’elle dit. J’aime qu’il y ait de la vie tout le temps sur le plateau. Modesta n’en sort jamais. C’est une vraie performance pour l’actrice, Noémie Gantier.
"C’est une femme et elle parle, en tant que femme, de sexualité et de liberté comme on ne l’a jamais entendu. Elle pose son regard aigu et vibrant sur le monde et ce qui le compose."
Est-ce un livre féministe ?
Frédéric Martin dit avoir accédé, en tant qu’homme, à quelque chose d’inouï et pense que ce livre devrait être lu par des hommes. Goliarda Sapienza n’aimait pas les étiquettes, donc je ne crois pas que celle d’un « livre féministe » lui conviendrait ! C’est une femme et elle parle, en tant que femme, de sexualité et de liberté comme on ne l’a jamais entendu. Elle pose son regard aigu et vibrant sur le monde et ce qui le compose. Moi-même je suis une femme, mère de deux filles, et j’essaie d’être artiste en même temps (ce qui peut relever d’une forme de militantisme). Donc je suis, de fait, traversée par ces questions car la route est encore longue quant à la place qui est faite aux femmes dans nos sociétés. Goliarda Sapienza parle à un moment « d’un combat sans hostilité » : il y a beaucoup d’amour dans cet art de la joie.
Propos recueillis par Olivia Burton, en mai 2023.
Photos du spectacle © Matthieu Sandjivy - Les Célestins, Théâtre de Lyon