Créer son identité de demain
Créer son identité de demain
Vous présentez deux spectacles à la MC93, Never Twenty One et Yasuke Kurosan. Comment sont-ils liés ?
Il s'agit de l'adaptation de courts-métrages que j'ai réalisés sur la communauté afro, à différentes époques et dans différents pays. J'ai commencé par Never Twenty One, qui parle des violences liées aux armes à feu dans le Bronx et d'une jeunesse extrêmement créative qui survit en inventant des danses ou des styles musicaux. Pour le spectacle, j'ai étendu le champ à Rio et Soweto. Ensuite, j'ai adapté le second court-métrage, sur l'histoire d'un samouraï africain : un guerrier du Mozambique au XVIᵉ siècle, capturé par les Portugais, puis vendu au Japon à un chef de guerre, Oda Nobunaga, qui lui a enseigné le code des samouraïs pour qu'il intègre sa garde personnelle. L'esclavage est le lien entre ces deux pièces, vu que les Afro-Américains sont les descendants d'esclaves, et que dans le deuxième volet, un esclave devient samouraï dans une autre culture.
« Le spectacle est un hommage à tous ces morts dont on convoque la mémoire pour la danser et la transmettre. »
Un mot sur le titre Never Twenty One ?
Il fait référence au happening que le mouvement Black Lives Matter a organisé devant la chaîne de magasins Forever 21, qui promet la jeunesse éternelle à travers ses vêtements. Or, les victimes de ces violences urbaines meurent majoritairement avant l’âge de 21 ans, celui de la majorité aux Etats-Unis. Dans le Bronx, les violences intra-quartier se perpétuent entre gangs qui possèdent des armes. Au Brésil, il s’agit davantage de violences policières. La police municipale n’existe pas, elle est militaire et les bavures sont nombreuses. Plus on est noir, plus on est pauvre et moins la vie a de valeur. Quant à Soweto, la violence y fut bien sûr politique. Le spectacle est un hommage à tous ces morts dont on convoque la mémoire pour la danser et la transmettre.
Quel est votre processus de création ?
Je suis graphiste au départ. Les dimensions visuelle et musicale sont pour moi primordiales. J'écris une histoire en créant des images que j'essaie ensuite de relier entre elles. La musique va donner le rythme ou la couleur au tableau. Après quoi, je travaille en solo pour chercher des mouvements en lien avec l'histoire, avant de faire des auditions et de pouvoir partager au mieux mes intentions. Je dialogue ensuite avec les danseurs et les danseuses pour qu'ils puissent exprimer leur vision du sujet. L'histoire change au contact du groupe.
Parmi les outils visuels que vous mobilisez, la lumière semble avoir une place centrale…
Je travaille la lumière de manière plastique avec Olivier Brichet, qui était à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs avec moi. Elle accompagne le voyage sur les traces des disparus : on parle d’esprits, de personnes qui ne sont plus là et donc il s’agit d’évoquer des présences autant que des mots, extraits des témoignages recueillis et peints sur les corps des danseurs. De plus, tous ces meurtres sont perpétrés dans des lieux où il fait sombre. Dans les favelas par exemple, les ruelles sont petites, les gens se cachent perpétuellement pour ne pas se faire tuer. Enfin, l’arrière-plan de cette violence est ce trafic qu’on ne voit pas. Le travail sur la lumière est donc lié au propos mais aussi à une visée poétique. Il traque le visible et l’invisible. J’ai envie que les spectateurs réfléchissent mais je fais aussi appel à leur inconscient pour les toucher au-delà de la fin du spectacle.
Quels types de danse mêlez-vous ?
J’ai appris à danser en autodidacte et donc j’utilise les danses urbaines de chacun des pays : popping, smurf, wave, krump aux Etats-Unis, baile funk et passinho au Brésil ou encore la pantsula venue des townships d’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. Elles ont en commun d’avoir surgi dans des quartiers où la violence a fait rage. Le krump par exemple a été créé aux Etats-Unis, après les émeutes de Los Angeles en réaction à l’acquittement de policiers qui avaient passé à tabac Rodney King. C’est donc une danse de revendication et d’expression de la douleur.
À propos de Yasuke Kurosan. En quoi ce personnage vous a-t-il inspiré ?
Je l’ai découvert il y a dix ans en regardant un manga qui s’appelait Afro samouraï. En faisant des recherches, j’ai trouvé que ce samouraï africain avait vraiment existé. Cela me semblait impossible ! C’est une histoire très méconnue, le Japon en parle très peu. Je suis parti là-bas pour raconter son histoire et aussi pour rencontrer des métisses afro-asiatiques. Ces métissages sont le fruit d’histoires variées : certaines liées à la présence des soldats américains au Japon en 1945, d’autres au départ de Japonais pour l’Amérique du Sud au tournant du XIXᵉ-XXᵉ siècle, quand le Brésil par exemple avait besoin de main d’œuvre.
Comment passez-vous du solo dans le court-métrage au spectacle porté par sept interprètes ?
Le spectacle raconte un voyage chorégraphique de l’Afrique à l’Asie à partir de cette figure du samouraï et de son destin. On parcourt son histoire à sept, en mélangeant les danses guerrières africaines, les arts martiaux japonais comme l’Aïkido, ou le Kendo, l’art du sabre, ou encore l’art martial vietnamien comme le Vovinam Viet Vo Dao, ou de danses urbaines et contemporaines de chaque membre du groupe. J’ai envie de raconter nos métissages culturels à travers notre parcours, nos histoires personnelles et nos danses. Au niveau musical, ce sont des créations contemporaines, inspirées de musiques traditionnelles et urbaines qui sont retravaillées. Ce sont des rencontres musicales entre l’Afrique et l’Asie.
« La vie n'est pas seulement le moment présent : le passé et le futur s'y mêlent et perpétuent des cycles. »
Quels sont les points de jonction entre les différentes traditions ?
Au Japon, j'ai été frappé par les nombreux points de similitude entre l'Afrique et l'Asie : les croyances animistes, le rapport aux ancêtres et aux éléments se retrouvent dans les danses : par exemple la danse du vent shinto rappelle les danses vaudoues au Bénin. La connexion avec les ancêtres est quelque chose de très important sur les deux continents. La vie n'est pas seulement le moment présent : le passé et le futur s'y mêlent et perpétuent des cycles.
Comment avez-vous constitué votre équipe ?
Les interprètes que j’ai choisis sont métissés culturellement. Dans le groupe il y a trois métis afro-asiatiques (Chinoise/Togolaise, Chinoise/Gabonaise, Sierra léonais/Laotien) et puis un Franco-Camerounais, une Franco-Malienne et un Guyanais avec des origines indiennes et thaïlandaises. Ce métissage nourrit la pièce directement et subtilement. Nous sommes tous multiples, qu’on soit métissé culturellement ou pas. À moins de vivre dans une grotte, aujourd’hui nous sommes tous façonnés dans nos parcours de vie par les rencontres, les choses qu’on absorbe, qui nous constituent, nous enrichissent. Pour reprendre les mots de Mahmoud Darwich, l’identité n’est pas qu’un héritage, c’est aussi une création. La migration des peuples ou des personnes peut aussi enrichir la terre d’arrivée, contrairement à ce que peuvent dire certains politiques.
En quoi votre démarche est-elle en lien avec le courant afro-futuriste ?
Le Nord a occulté beaucoup d’histoires liées au Sud. Pour des enfants d’immigrés africains en Occident, il s’agit d’aller chercher des informations dans le passé, occultées, modifiées ou détruites par l’Occident, pour savoir qui on est. L’afro-futurisme consiste à retourner aux origines pour créer son identité de demain.
Propos reccueillis par Olivia Burton en avril 2022.
Yasuke Kurosan est présenté avec la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings.