Des zones de contre-pouvoirs sociaux

Entretien

Des zones de contre-pouvoirs sociaux

Mathilde Monnier à propos de Black Lights

Votre pièce Black Lights s’appuie sur H24, un ouvrage qui compile vingt-quatre nouvelles écrites par vingt-quatre autrices, devenu ensuite une série télé. Pourriez-vous revenir sur l’histoire et la genèse de votre création ?

C’est simplement en lisant ce livre que s’est fait le déclic. J’ai été très touchée, en lisant ces textes, par leur potentiel scénique et leur immédiateté. Chaque nouvelle s’inspire de faits réels, lus, entendus ou vécus, avec pour protagonistes des femmes anonymes. Ces récits rendent visibles des exemples de violences que vivent les femmes au quotidien : harcèlements de rue, agressions, tentatives de viol, violences conjugales, insultes, des histoires qui se déroulent aussi bien dans des espaces publics, au travail, que dans des contextes plus intimes. Je cherchais à cette période un texte à mettre en scène, un texte qui puisse générer du mouvement. J’ai senti que ces histoires étaient assez puissantes pour produire de la matière à investir avec mes outils de chorégraphe, sans aucune velléité de hiérarchiser la parole ou le corps.

« L’important était que les textes puissent être interprétés de manière directe, dans une adresse simple. Il fallait aussi trouver l’énergie de chaque récit, la colère, la rage mais aussi l’émotion que suscitent ces textes. »

La parole occupe une place importante dans Black Lights. Comment avez-vous sélectionné et travaillé avec cette matière textuelle ?

Pour le choix des textes, j’ai travaillé en partie avec Stéphane Bouquet qui est poète, dramaturge et scénariste. Je me suis focalisée de manière intuitive sur des récits ayant une forme littéraire assez directe, proche d’un texte de théâtre, avec une forme d’adresse au lecteur. Puis nous avons commencé, en studio, à expérimenter et mettre en corps ces textes. L’important était que les textes puissent être interprétés de manière directe, dans une adresse simple. Il fallait aussi trouver l’énergie de chaque récit, la colère, la rage mais aussi l’émotion que suscitent ces textes. J’ai proposé aux danseuses de travailler à partir des postures que la société impose aux femmes, sur des rituels de lavage et des pratiques exutoires. J’ai laissé de l’espace pour que les danseuses puissent construire des imaginaires, faire des propositions. Ce travail était alimenté par des pratiques, des textes et des films que nous échangions durant le processus, je pense par exemple à Médée de Pasolini.

La scène est jonchée de grosses souches d’oliviers brûlés d’où s’échappe de la fumée. Pourriez-vous partager la dramaturgie de cet espace ?

Je souhaitais mettre en scène les corps dans un espace intemporel, loin du réalisme des textes. L’olivier m’a fait penser à la tragédie grecque et comment ce genre tragique a presque toujours mis en scène des femmes victimes, silencieuses ou mortes. Pour moi, ces souches d’oliviers sont là pour symboliser que les faits de violence envers les femmes existent depuis des lustres.

« Les prises de parole de femmes qui ont eu le courage de parler dans l’espace public et de témoigner m’ont beaucoup aidée. Toutes ces paroles sont pour moi de puissants déclencheurs : chaque récit encourage un autre récit et ouvre le débat. »

Black Lights semble participer d’un mouvement général qui s’inscrit dans un discours féministe. Comment ce mouvement a-t-il impacté votre pratique, fait émerger de nouvelles réflexions dans votre travail ?

Je crée depuis plusieurs années des pièces avec des femmes mais sans aborder le sujet ouvertement, sauf dans la pièce Gustavia co-signée avec La Ribot. Les nombreux articles et textes qui ont été publiés ces dernières années, les prises de parole de femmes qui ont eu le courage de parler dans l’espace public et de témoigner m’ont beaucoup aidée. Toutes ces paroles sont pour moi de puissants déclencheurs : chaque récit encourage un autre récit et ouvre le débat.

Envisagez-vous la création comme un outil de contre-pouvoir et/ou politique ?

Cette pièce n’a pas de message ni de leçon à donner. C’est un filtre sur ce que nous vivons. Je suis féministe tous les jours mais il y a encore énormément de batailles à mener pour « toute une moitié du monde » comme l’écrit Alice Zeniter. Pour moi, la création artistique est un vecteur d’échange d’idées. L’art permet de créer des zones de contre-pouvoirs sociaux, des espaces d’expression qui ne sont pas assignés à du sens direct. Dans ma vie, je me suis trouvée face à des œuvres d’art qui ont été de vrais déclencheurs, qui ont provoqué chez moi des prises de conscience très fortes. La création ouvre de nouvelles perspectives sur le monde que nous vivons, à chacun de se déplacer et d’être en lien avec des formes ouvertes non prescriptives.

Propos recueillis par Wilson Le Personnic pour le site maculture.fr en juin 2023