Entretien avec Xavier Marchand
Entretien avec Xavier Marchand
MC93 : Vous aimez mettre en scène des textes non dramatiques. Cette fois, vous vous attachez au récit Ponce Pilate de Roger Caillois. Comment avez-vous découvert ce livre ?
Xavier Marchand : Je monte assez rarement des textes écrits pour le théâtre et il me plaît plutôt de mettre en lumière des œuvres et des auteurs qui n’occupent pas le devant des scènes. J’ai découvert Ponce Pilate dans Mon Dernier Soupir, l’autobiographie de Luis Buñuel. Il parle du récit de Roger Caillois comme un livre l’ayant longtemps fait rêver. Cette mention a éveillé ma curiosité. Dès la première lecture, j’ai été emballé, sans pour autant avoir l’idée de l’utiliser un jour… Jusqu’à ce que je me remette en quête d’un texte à monter. J’avais en tête les lettres de prison de Nelson Mandela, mais dans le contexte troublé où nous étions, cette période d’attentats perpétrés soi-disant au nom de la religion, ce texte de Caillois s’est imposé à moi, avec ses multiples résonances.
MC93 : Ponce Pilate, c’est cette figure biblique, procureur romain de Judée à qui il revient de décider de la vie ou de la mort de Jésus, il a fasciné de nombreux auteurs. On le retrouve dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov, mais aussi chez Claudel, chez Anatole France. En quoi cette figure vous intéresse-t-elle ?
X.M. : Jean Grosjean a écrit aussi un très beau Pilate, et cette personnalité se retrouve encore chez bien d’autres auteurs. L’étude de Pilate de J.-P. Lémonon est une référence et plus récemment sont parus un essai du philosophe Giorgio Agamben et le passionnant livre de l’historien Aldo Schiavone. Aucun de ces écrits n’est une œuvre de jeunesse et je ne crois pas que ce soit un hasard. Si cette figure intéresse autant, c’est qu’elle est de nature complexe et placée à un nœud de l’histoire. Seul païen à être mentionné dans l’Eucharistie, Pilate jouit d’une incroyable notoriété, mais son image reste partielle, voire caricaturale.
MC93 : Il est vrai que dans le livre de Caillois, Ponce Pilate apparaît assez éloigné de l’image qui lui colle à la peau : celle d’un lâche qui aurait laissé faire, qui se serait lavé les mains de cette affaire. Le roman est axé sur les motivations qui le conduisent à prendre sa décision. Il nous montre que c’est une décision réfléchie, celle d’un homme sage et conscient.
X.M. : Celle aussi d’un fonctionnaire d’état qui doute. Quand il doit gérer « l’affaire Jésus », Pilate est dans la force de l’âge. Sa carrière est faite, une grande partie de sa vie est derrière lui et c’est en homme éclairé qu’il réfléchit à la question posée. Par certains aspects, le récit de Caillois s’appréhende comme une enquête. Une enquête sur les raisons qui ont poussé une personnalité vers un choix, dont nul ne sait à l’époque à quel point il sera déterminant dans l’Histoire de l’humanité.
MC93 : Comme dans une tragédie classique, l’action se situe sur une seule journée, de l’aube au lendemain matin. Durant ce laps de temps, Pilate auditionne plusieurs personnes qui développent autant de points de vue sur le sort qui doit être réservé à Jésus. La décision qui doit être prise entremêle les dimensions politique, éthique, humaniste et philosophique. Avez-vous privilégié l’une ou l’autre ?
X.M. : Au contraire, ce sont ces différents niveaux de lecture qu’il m’intéresse de rendre sur scène. L’histoire contée par Caillois est celle d’un cheminement vers une forme de conscience. Les différents interlocuteurs de Ponce Pilate le conduisent à considérer les aspects politiques, éthiques et religieux. Qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce qu’être juste ? Qu’est-ce qu’être responsable ? Dans une posture toujours souriante et dans une langue aussi simple que soignée, Caillois nous amène à faire l’expérience de la complexité de la pensée. Sans lourdeur. Tout tourne autour de la réflexion, autour d’un choix à prendre en fonction des données et des arguments apportés par chacun. Pilate est dans un perpétuel balancement, Caillois, lui, connaît l’issue de son récit. Avec beaucoup de finesse, il instaure un jeu avec son lecteur de sorte que, pas un instant, celui-ci ne sait vers quoi Pilate va pencher. Jusqu’à la pirouette finale.
MC93 : La conclusion est en effet inattendue. Dans son épilogue, Caillois met en marche une uchronie, une réécriture de l’Histoire, puisqu’il imagine que Pilate décide de libérer Jésus.
X.M. : Et si Jésus n’est pas condamné, il n’est pas supplicié et ne peut être ressuscité. Le christianisme ne voit donc pas le jour. Il y a cette idée, dans la bouche de certains interlocuteurs de Pilate à savoir Judas et Mardouk, qu’il faut que Jésus soit sacrifié pour atteindre à sa dimension messianique, et que les religions auraient besoin de martyrs pour s’affirmer. Cela résonne évidemment avec notre époque. Loin d’être le seul sujet abordé, la croyance est un questionnement du texte. Parce qu’il ne l’a pas, Pilate se pose la question de la foi. Il constate la force de la croyance qui peut mener à des extrémismes qu’un homme tel que lui, se pensant homme de raison, peine à comprendre. Il est toutefois intéressant de lire que certains considèrent Pilate comme le premier chrétien de cœur. Selon Aldo Schiavone, Pilate aurait été touché par la thèse de Judas et par le charisme de Jésus. Durant leur bref échange, il aurait compris le rôle qu’il avait à jouer.
MC93 : Touche-t-on là au politique ?
X.M. : La dimension politique est aussi présente dans cette histoire, en particulier lors de la confrontation de Pilate avec les responsables du Sanhédrin. Jésus est juif et représente un véritable danger pour cette institution qui craint, en plus d’une révolution dogmatique, de perdre son pouvoir et de provoquer un soulèvement du peuple si la sentence est prononcée par ses soins. De son côté, le préfet met en garde Pilate : cette décision ne doit pas sembler provenir des Romains. D’où l’histoire avec Barrabas. Caillois met en scène un habile jeu de transfert de responsabilité. Ce qui n’est pas sans rappeler l’attitude de certains de nos responsables politiques. Et parfois la nôtre après tout.
MC93 : Comment avez-vous procédé pour l’adaptation scénique de ce texte ?
X.M. : Je me suis attaché à la structure littéraire du texte pour en tirer une forme dramatique appropriée. Deux formes d’écriture structurent le récit de Caillois, celle qui relève du dialogue et celle qui relève de la narration. Cette structure narrative peut elle-même être subdivisée en deux : la narration objective et la narration subjective, c’est-à-dire la voix de l’écrivain qui analyse ce qui est en train de se tramer au-delà des faits, dans l’esprit de Ponce Pilate. J’ai appliqué ce filtre à l’ensemble du texte. Les dialogues incomberont à des personnages, les parties narratives à des narrateurs.
MC93 : Sur scène, le texte sera porté par des marionnettes et des comédiens-manipulateurs. Vous expérimentez pour la première fois la marionnette. Elle est, selon vos propres mots, « une terra incognita ». Comment s’est-elle imposée dans ce projet ?
X.M. : J’ai réfléchi à la distance qu’exigeait ce texte. Hormis Mardouk, dieu babylonien né personnage sous la plume de Caillois, tous les autres protagonistes sont des figures historiques, sur lesquelles les artistes ont travaillé depuis des siècles. Les représentations sont nombreuses et fortement ancrées dans notre culture. Je me suis demandé à qui j’allais pouvoir confier d’interpréter le Christ. Avais-je vraiment envie de le voir s’incarner en un beau garçon de 33 ans aux cheveux longs ? Était-ce là l’enjeu ? La figure de Pilate n’est-elle pas plutôt celle de l’interrogation, le texte de Caillois l’histoire d’une tempête sous un crâne ? De là est venue l’idée des marionnettes.
MC93 : Pour ce travail autour de la marionnette et de la manipulation, vous avez fait appel à deux collaborateurs, Paulo Duarte et Mirjam Ellenbroek.
X.M. : N’y connaissant pas grand-chose, je me suis entouré de deux marionnettistes. Paulo, grand constructeur, fabriquera les marionnettes et Mirjam sera sur scène et veillera à la qualité de la manipulation. La distribution sera mixte : des comédiens qui ont une bonne pratique de la marionnette et d’autres qui n’y ont jamais touché.
MC93 : Quel type de marionnettes verra-t-on sur scène ?
X.M. : Des marionnettes portées. Au vu des premiers essais, je ne pense pas qu’il faille les figer dans une forme trop anthropomorphique. C’est une alchimie à trouver, un équilibre aussi. Quand les marionnettes ont de la présence, elles n’ont pas forcément besoin de hanches ou même de pieds, la tête et une main suffisent. Et puis le projet n’est pas de faire un spectacle de marionnettes, mais un spectacle qui les utilise comme des relais d’écoute. N’imposant pas une représentation humaine, elles devraient permettre au spectateur de se forger leur propre image et d’accéder à toutes les subtilités du texte.
MC93 : Le son sera aussi une possibilité de travailler les différents niveaux de lecture du texte.
X.M. : Étant donné les deux niveaux d’écriture, nous réfléchissons à deux plans sonores. Comme pour la marionnette, c’est stimulant d’explorer un nouveau domaine et de découvrir ce que les nouvelles technologies permettent aujourd’hui. Et puis, il est toujours bon de se donner quelques contraintes. Les membres de l’OuLiPo - dont Caillois faisait partie - en ont éprouvé les vertus. Peut-être est-ce la clé pour monter Ponce Pilate ? Même si ce ne sont, pour l’heure, que des hypothèses… Le travail de création viendra les confirmer ou les infirmer. Je connais la richesse de ce texte, j’en connais aussi sa difficulté. Mais je crois que nous avons posé les éléments pour en faire sur scène - sans mauvais jeu de mots - une communion, qui est le but d’une représentation théâtrale, non ?
Propos recueillis en mars 2016 par Laurence Perez.