L'essentiel d'une pulsation

Entretien

L'essentiel d'une pulsation

Entretien avec Filipe Lourenço autour de Cheb

Quel a été le chemin qui vous a mené à vous intéresser aux danses traditionnelles du Maghreb ?

Je suis Portugais et j’ai grandi dans une cité à Bourges, où j’ai passé du temps à jouer au foot et à divers jeux dans la rue. À 8 ans, on m’a mis dans une association qui prenait en mains les jeunes de quartier, pour occuper mon temps de façon plus bénéfique et plus instructive. Au sein de cette association, j’ai étudié pendant quinze ans les danses traditionnelles du Maghreb et en parallèle la musique arabo-andalouse. Ensuite, je suis devenu danseur contemporain et j’ai délaissé complètement cet apprentissage pendant 17 ans. En tant qu’interprète, j’ai travaillé dans différents univers chorégraphiques : avec Catherine Diverrès, Nasser Martin-Gousset, Boris Charmatz, Olivier Dubois, Georges Appaix. Et avec Christian Rizzo. C’est à cette occasion que s’est formulé mon désir de chorégraphie. On tournait D’après une histoire vraie qui s’inspirait librement d’un souvenir de Christian d’un concert à Istanbul. Il m’a demandé de donner des cours de danse traditionnelle aux danseurs, pour s’amuser, et c’est là qu’est née mon envie de renouer avec ma longue formation et d’y puiser la source de ma propre recherche artistique. Revenir à ces fondamentaux était une nécessité quasi existentielle.

« Je travaille principalement sur les musiques et danses traditionnelles du Maghreb et sur les différentes passerelles qui relient la musique traditionnelle et les musiques actuelles, consciemment ou inconsciemment. »

Quelle est la genèse de ce spectacle ?

C’est ma quatrième pièce et mise à part la première, je travaille principalement sur les musiques et danses  traditionnelles du Maghreb et sur les différentes passerelles qui relient la musique traditionnelle et les musiques actuelles, consciemment ou inconsciemment. C’est une culture très riche avec une multitude de danses qui se transmettent de façon orale de génération en génération. Dans un premier temps, je dois aller chercher la matière sur place, en assistant à des danses. Cela passe par le rapport avec les gens. Ce n’est pas une question de transmission technique, il existe des explications et des histoires propres à chaque danse, à chaque tribu. Ces danses sociales font partie de la vie quotidienne. Danse et musique sont indissociables : pratiquement tous les danseurs sont musiciens percussionnistes et tous les musiciens sont danseurs. Comme les rythmes sont très complexes, il faut d’abord les comprendre et les sentir pour pouvoir danser. J’apprends donc les nouveaux pas, je les traverse et ensuite je les transmets aux danseurs. C’est un long processus avant de commencer la création proprement dite.

« Ces rythmes répétitifs obligent à être toujours en rapport avec l’autre, à travailler sur l’écoute, la fraternité et à mettre les égos en retrait. »

Qu’aimez-vous, techniquement mais aussi en termes de sensations, dans les danses traditionnelles du Maghreb ?

Les gestes y ont un sens. J’aime aussi leur rythme répétitif et leur caractère géométrique. La particularité de mon travail réside dans le fait qu’au départ les danseurs ne connaissent pas cet univers. Je commence par les former à quelques mouvements et je leur apprends à jouer les rythmes avec les instruments. On a tellement peu de temps aujourd’hui dans le travail qu’on a tendance à vouloir prendre tout de suite ce que les danseurs proposent. Au risque de rester un peu à la surface. Mais quand on leur demande de s’emparer d’une matière nouvelle, très répétitive, et d’improviser à partir d’elle, à un moment donné on obtient un lâcher-prise : toute l’organicité de l’être humain et son animalité ressortent. Cela devient très fort parce que c’est très primaire. Ces rythmes répétitifs obligent à être toujours en rapport avec l’autre, à travailler sur l’écoute, la fraternité et à mettre les égos en retrait. Il est essentiel d’être ensemble, non pas simplement dans l’espace mais dans la façon de danser, d’improviser, de partager. Kerem Gelebek a un mouvement doux, tout en rondeur, dans la finesse et Youness Aboulakoul est un peu plus sec, très vif. Malgré leur différence, on arrive à retrouver une unité, un ensemble de deux corps. On a l’impression qu’ils sont très attachés, qu’ils dansent ensemble depuis très longtemps, parce qu’ils touchent l’essentiel avec cette pulsation rythmique que les musiciens nourrissent. Il ne s’agit pas de copier ces danses ancestrales mais seulement de s’en inspirer et de prendre l’essentiel du ressenti, du rythme, de l’émotion. Ensuite, les danseurs contemporains avec lesquels je travaille apportent un autre vocabulaire. Ils s’imprègnent de ces danses traditionnelles pour aller plus loin et produire une danse complètement différente de ce qu’ils ont probablement l’habitude de faire.

S’agit-il d’un duo ou d’un quatuor ?

C’est plus un quatuor car la place des musiciens, qui sont sur scène, est très importante. Le compositeur François Caffenne est plutôt dans le milieu électro. Je lui ai donné beaucoup de matière traditionnelle à écouter. Le deuxième musicien, Nuri, vient de Tunisie. Il est donc né avec cette richesse rythmique et musicale traditionnelle. Il joue de différents instruments de percussion et est aussi compositeur électro. Tous deux prennent la matière existante des danses traditionnelles pour créer des passerelles avec des musiques dites actuelles et vice-versa. Le mouvement vient ensuite naturellement. On avance en parallèle. Pendant le temps de recherche, les danseurs écoutent la matière composée dans le studio et s’en nourrissent, ils ne partent pas du silence. Inversement, pendant que les musiciens avancent dans leurs compositions, ils ont un regard sur ce qui se passe dans l’écriture de la danse.

Un mot sur le titre ?

« Cheb » est d’abord un titre honorifique donné aux chanteurs de raï. Plusieurs d’entre eux ont importé les musiques traditionnelles en France en les modifiant, en chantant aussi en français. D'ailleurs en 1986 un grand concert de musique raï organisé à Bobigny par la MC93 fut considéré comme le point de départ de ce qui marquera l’internationalisation de la musique raï. « Cheb » signifie aussi branché dans le verlan des quartiers.

« Ce n’est pas une quête spirituelle, mais les spectateurs, chacun selon son regard, sa culture et ses connaissances, font un voyage qui leur procure beaucoup d’émotion. »

Par la répétition, cherchez-vous une forme de transe ?

Oui, souvent la répétition d’un même mouvement nous fait atteindre un état particulier : on se déconnecte, le cerveau et le corps ont compris le mouvement et celui-ci se déploie alors dans une forme de liberté extraordinaire. Il ne s’agit pas pour autant de produire une transe incontrôlée, ou un état d’épuisement comme on peut le faire dans le chamanisme. On sait ce qu’on fait. Ce n’est pas une quête spirituelle, mais les spectateurs et spectatrices, chacun selon son regard, sa culture et ses connaissances, font un voyage qui leur procure beaucoup d’émotion. Les danses traditionnelles parlent à beaucoup de monde, car elles peuvent rappeler l’enfance. Elles ont un fondement archaïque universel.

Propos recueillis par Olivia Burton, en mai 2023.