Déconstruire les imaginaires par le documentaire
Déconstruire les imaginaires par le documentaire
Comment est née l’idée de ce spectacle ?
J’ai rencontré Erdal Karagoz, le protagoniste, chez des amis qui habitaient en colocation à Saint-Denis. Un soir, Erdal a commencé à me raconter sa vie jusqu’à point d’heure, de façon poignante. Quelque temps plus tard, je me suis installé dans cet appartement et je me suis rendu compte qu’il aimait beaucoup confier son récit aux nouveaux arrivants, jusqu’au jour où il m’a demandé d’en faire une pièce, lui qui n’était jamais allé au théâtre. Ça m’a impressionné mais j’ai commencé par refuser, parce que je n’avais pas d’axe pour raconter son histoire. Certes, jouer quelqu’un d’autre que soi-même est la base du théâtre mais les spectacles sur les personnes exilées posent des questions politiques et éthiques délicates : qui les fabrique et qui parle ?
À cette période, je réfléchissais sur la notion de catharsis dans le cadre d’un travail avec l’Académie de l’Union – CDN de Limoges et j’ai réalisé que le désir d’Erdal de raconter son histoire, sans être sur scène, relevait de ce processus : une catharsis produite par la mimesis, c’est-à-dire le fait de se sentir représenté. On a donc commencé à faire des entretiens et j’ai accepté de me lancer dans ce projet. Erdal avait besoin de s’alléger d’un poids et de faire de son histoire une force. Il avait aussi le souci de parler des gens dans la même situation que lui, à un public français qui lui semble avoir oublié sa propre histoire, notamment celle de l’exil pendant la Seconde Guerre mondiale. Quant à moi, l’aider à accoucher de ce récit m’a permis de me confronter à des questions essentielles d’ordre dramaturgique, esthétique et politique. On a ainsi avancé ensemble dans cette aventure, conscients de nos situations respectives radicalement différentes. Erdal est tout à fait lucide sur ce qu’il vient chercher dans ce processus et à qui il demande de le prendre en charge… Il n’ignore pas les enjeux qui sous-tendent le fait de me rendre dépositaire et metteur en scène de son histoire, au contraire, cela fait partie intégrante du dispositif qu’il a choisi.
« Je ne fais pas partie de sa famille mais je suis ce fameux inconnu à qui il est possible de tout raconter. S’est ainsi construite une forme de triangle. Je suis devenu un personnage du spectacle sans le vouloir : celui du dépositaire de la parole. »
Comment l’histoire d’Erdal a-t-elle croisé la vôtre ?
Lors de nos premières conversations, Erdal a voulu savoir d’où je venais. Je lui ai donc parlé de mon grand-père, rescapé d’Auschwitz, avec qui je n’ai jamais pu parler de ce sujet. Cependant, il y a plusieurs années, il avait témoigné devant la caméra d’un journaliste. À travers ce dispositif d’entretien vidéo, en se livrant à cet inconnu, il nous a finalement légué quelque chose. D’une certaine façon, je reproduis ce schéma avec Erdal. Je ne fais pas partie de sa famille mais je suis ce fameux inconnu à qui il est possible de tout raconter. S’est ainsi construite une forme de triangle. Je suis devenu un personnage du spectacle sans le vouloir : celui du dépositaire de la parole, fort de son propre héritage familial. Erdal m’a fait confiance sans doute parce qu’il a senti que j’étais sensible à la question du récit traumatique.
Comment avez-vous interagi dans le travail ?
Le fait qu’il ne veuille pas être sur scène fut une surprise. Et la manière dont il voulait se voir représenté en fut une autre. Il était évident pour moi qu’il fallait des acteurs kurdes pour ce spectacle or Erdal voulait que des acteurs français blancs jouent cette histoire, sans quoi il pensait qu’elle n’intéresserait pas le public ! Il craignait aussi l’exotisme. Au démarrage du travail, j’ai accepté son choix pour rester fidèle à sa tentative de catharsis malgré mon désaccord avec ce parti pris. Mais pour la création du spectacle, en tant que metteur en scène, je veux lui proposer autre chose. Je ne veux plus forcément le conforter dans sa volonté de représentation mais plutôt la questionner. La composition de la distribution va dans ce sens. Elle pose la question de la mimesis (sans quoi, selon Aristote, la catharsis n’est pas possible), question qui me semble au centre de la crise démocratique que nous traversons en France.
« Dans le documentaire et la méthode de l’entretien, le réel capté crée un document qui casse complètement les images toutes faites. Le document est un reflet de la réalité qui me permet d’accéder à la complexité humaine. »
Comment ce spectacle creuse-t-il le sillon d’un théâtre documentaire ouvert par Une jeunesse en été présentée à la MC93 en 2023 ?
À partir de ces douze heures d’entretien avec Erdal, j’ai travaillé à une recherche formelle qui permet de garder le public attentif aux raisons de cette distanciation entre le matériau et le traitement de celui-ci. J’ai réutilisé le doublage, le lip-sync, comme dans Une jeunesse en été, mais en allant plus loin, jusqu’à désynchroniser parfois la parole et le document d’origine. La représentation d’une personne passe-t-elle par la voix, les gestes, ou juste la pensée, à travers ses mots ? Le fait d’avoir un petit peu plus de moyens pour cette création me permet d’aboutir davantage la recherche, notamment en termes techniques, grâce à l’usage de la vidéo, pour faire vivre la parole et la pensée.
Que trouvez-vous dans le rapport aux documents que vous ne trouvez pas dans des textes de fiction ?
J’ai peur de la fiction parce que j’ai l’impression que notre imaginaire est colonisé par des schémas et des stéréotypes que j’essaie de déconstruire. Dans le documentaire et la méthode de l’entretien, le réel capté crée un document qui casse complètement les images toutes faites. Le document est un reflet de la réalité qui me permet d’accéder à la complexité humaine et enrichit mon imaginaire avec de nouvelles formes, de nouveaux personnages qui n’ont pas été imaginés par une fiction. Il permet aussi de parler de l’invisibilité de certaines personnes. C’est très puissant.
Propos recueillis par Olivia Burton en avril 2024.